La thèse de doctorat de Numa Graa porte sur la dialectique entre les exigences du maintien de l’ordre public et la protection des libertés individuelles. Dans son introduction, l’auteur explicite cette problématique, à vrai dire davantage en juriste (il est déjà avocat) qu’en historien. Puis, dans un chapitre intitulé «Prolégomènes», il remonte à la grève générale de 1918. On y voit que la création de gardes civiques bourgeoises anticipe sur la présence de dangers réels pour la démocratie. Chaque partie décrit ensuite la situation politique et l’arsenal juridique sur les plans fédéral et cantonal. Pour la période 1932–1936, et bien que Numa Graa évite tout jugement personnel, on constate une certaine complaisance des autorités et de la justice vaudoises face aux mouvements d’extrême droite, alors qu’elles s’acharnent sur le Parti communiste, à vrai dire insignifiant dans le canton. L’auteur accorde une importance à nos yeux exagérée à la turbulente mais très marginale Fédération fasciste suisse du colonel Arthur Fonjallaz, mais sousestime le véritable danger pour l’ordre établi que constituait une Ligue vaudoise alors explicitement antidémocratique et dont l’influence diffuse était grande dans l’élite politique, sociale et intellectuelle vaudoise.
La deuxième partie de ce gros ouvrage nous conduit de la Guerre d’Espagne à la Seconde Guerre mondiale. De bonnes pages sont consacrées à l’acharnement contre le Parti communiste, qui conduisit finalement à son interdiction dans le canton en 1938. Mais les organisations de la gauche non communiste (Parti socialiste, syndicats) sont aussi dans le collimateur de la police, des autorités politiques et de la justice. On lira avec intérêt le sous-chapitre traitant des pressions populaires et politiques, au sortir de la guerre, visant à expulser de Suisse les éléments nationaux-socialistes et fascistes très présents dans les colonies allemandes et surtout italiennes, auxquelles l’auteur a consacré préalablement des pages intéressantes.
Il faut rendre hommage à Numa Graa pour son énorme travail de recherche. Il a compulsé des kilomètres d’archives. Il a bien maîtrisé et utilisé une imposante bibliographie, quasi exhaustive. Cet ouvrage suscite néanmoins de sérieuses réserves. Passons sur le style volontiers précieux – et un peu suranné – de l’auteur qui témoigne d’une prédilection pour le subjonctif imparfait à la troisième personne du pluriel … Mais l’essentiel n’est pas là. On s’étonne d’abord devant un plan qui traite d’événements datant de 1935–1936, avant de revenir en arrière avec la fusillade de Genève du 9 novembre 1932 et ses conséquences lausannoises, alors que celles-ci ont manifestement influencé ceux-là. Surtout, le livre est essentiellement constitué d’une chronique extrêmement détaillée (dont la lecture est un peu fastidieuse, avouons-le) de cas particuliers énumérés sans véritable hiérarchisation et qui ne suscitent guère de conclusions personnelles. Ne sommes-nous pas là en présence d’une approche très positiviste de l’histoire? Néanmoins cette thèse (trop) volumineuse conservera son utilité. Les historiens qui traiteront de tel ou tel aspect de cette époque de grandes tensions politiques pourront se référer à l’énorme base de données factuelles qu’elle constitue.
Zitierweise:
Pierre Jeanneret: Numa Graa: Entre communisme et frontisme. La défense de l’ordre public vaudois 1932–1939, Lausanne: Bibliothèque historique vaudoise, 2018. Zuerst erschienen in: Schweizerische Zeitschrift für Geschichte Vol. 69 Nr. 2, 2019, S. 347-348.